J'ai abordé le roman avec les préjugés d'une génération saturée de clichés sur les hippies et, venant du Mexique, n'ayant qu'une vague idée de ce que ressemblaient les années 60 et 70 aux États-Unis. J'étais aussi las du sujet, ce qui pour moi est devenu un signe de l'hégémonie culturelle de l'empire. Au moment où j'ai fini le roman, cependant, j'étais laissé avec un sentiment de surprise... et de défaite. C'était rafraîchissant, cette combinaison.
Le roman de Kerson n'est d'ailleurs pas défaitiste. Au contraire, c'est un film très joyeux, rapide, débordant d'images et d'idées sensorielles à la fois puissantes et délicieuses. La partie défaitiste pour moi était le contexte et le résultat historique des luttes de l'époque, l'analyse plus générale faite a posteriori à propos du 50e anniversaire de mai 68, l'année dernière. Eurocentrique, ou centrée sur l'empire, comme l'analyse tend à l'être, la date a fourni une excuse pour s'engager personnellement dans l'histoire récente de Nuestra América, l'histoire de ce que je considère comme ma terre, mon peuple : les révolutions au Guatemala, à Cuba et au Nicaragua. , les expériences chiliennes et argentines de socialisme, les bouleversements sociaux au Mexique et la contre-insurrection orchestrée et financée par le gouvernement américain, soutenu par les élites locales, la répression meurtrière et la persécution, l'assassinat politique et le terrorisme d'État. J'ai lu le roman dans ce contexte, et donc la connotation défaitiste que j'avais à la fin. Mais j'ai aussi été surpris de voir à quel point c'était vivant, et cela m'a aidé à atténuer le fatalisme qui imprègne ma propre pensée. Un pont vers un autre lieu et d'autres personnes, pour agrandir l'image que j'ai de ce qui s'est passé dans ces décennies décisives.
Le roman est ainsi devenu l'occasion de réviser cette partie particulière de l'histoire, le quotidien extraordinaire de l'époque aux États-Unis. Cela en fait en soi un récit pertinent, mais le roman est bon en soi. C'est comme une tranche juteuse de théâtre expérimental et de vie communautaire, prise en sandwich par deux chapitres noirs et tragiques, d'un bucolique troublant. C'est ludique, amusant, expérimental, dramatique, et il ne craint pas la critique. Pour moi, c'est la chose la plus proche que j'aie lu d'un récit de première main de jeunes artistes aux prises à cette époque, aux prises avec les questions de l'époque : la participation politique manifeste des masses, le mouvement anti-guerre, le sexe, la drogue et la non-Sainte Trinité de notre société stratifiée : racisme, sexisme et impérialisme. Le roman est tellement sensuel, il y a un flux de stimuli jaillissant tout au long de celui-ci, une poussée dramatique vers l'expérimentation, une sensibilité astucieusement déposée dans ce que je ne peux décrire que comme des reconstitutions de scènes verbales réalisées de manière puissamment descriptive par Kerson. Je pense que là réside la force du texte : il fait naître la volonté pure d'un petit groupe d'artistes à vivre, à s'engager pleinement avec le monde, révoltés par les injustices de leur contexte socio-politique, eux-mêmes en révolte, utilisant le les outils et les talents dont ils disposent. Un monde nouveau qui peine à naître, et un monde ancien qui n'est pas encore mort, repoussant violemment, pour paraphraser ce célèbre italien.
Le roman présente une image vivante de la créativité et de l'inventivité débordantes de la compagnie théâtrale, pleine de personnages complexes et attachants, et les défis auxquels ils sont confrontés pour se faire entendre, leurs contradictions et les défis du vivre ensemble en communes. Je refuse de croire qu'il est juste naïf de vouloir vivre pleinement, d'être une partie décisive de l'histoire, d'imaginer et de croire à un autre monde, à d'autres manières de se rapporter les uns aux autres, à d'autres manières et buts de s'organiser ; et Kerson ne semble pas le croire non plus. Je me souviens avoir pensé pendant que je lisais : « Ces gens pensaient vraiment que c'était possible ; ils croyaient même qu'ils le faisaient ! Et pourquoi pas? Pourquoi ne le feraient-ils pas ? Nous avons besoin précisément de cela ! Il est également très rafraîchissant que le roman montre avec audace les contre-arguments au projet de théâtre de guérilla. Une critique impitoyable de la façon dont cela a été fait, un examen minutieux de la position privilégiée de ses personnages, principalement blancs, principalement bien éduqués, les relations patriarcales qui imprègnent la relation des participants. Et l'apparente insignifiance de s'engager dans un projet plus ou moins isolé dans le but de bousculer le statu quo, de poser à un public inconnu les questions qui le secouent, via des interventions théâtrales infiltrantes dans une grande ville. Au risque de paraître arrogant et évidemment avec le recul, ce que le théâtre d'infiltration a raté dans les années 60 et 70, c'est que le statu quo est la véritable perturbation. Le courant dominant, ce qui se répète encore et encore comme normalité, est profondément dérangeant, déstabilisant, destructeur, corrosif. Dans ce contexte, les expériences de la troupe, leurs forces et leurs faiblesses, nous parlent encore, à ma génération. Le roman aborde des sujets encore non résolus, des problèmes qui se sont aggravés et n'offre aucune solution. C'est plutôt une image miroir, toujours aussi contemporaine. Je peux me voir, nos luttes actuelles, dans les leurs et dans leur échec. Comme c'est important, bon sang. Et malgré ma propre lecture défaitiste, il y a la lueur d'espoir proverbiale, une phrase qui résonne encore dans ma tête après un mois de lecture : « un théâtre pour créer les images dont nous avons besoin ». C'est génial et vrai. Nous continuerons à le faire.